Fin de vie : Comment des assureurs américains obéissent à un algorithme ?

0
1352

Avant-propos : ce billet est largement basé sur une enquête de Stat news intitulée « Denied by AI: How Medicare Advantage plans use algorithms to cut off care for seniors in need ». Stat est un site d’information américain axé sur la santé.

Ce billet est enrichi des commentaires et analyses de Frédéric Panchaud et n’engage que son point de vue.

Frances Walter était une joyeuse (on n’en sait rien, c’est pour l’histoire) mamie de 85 ans, qui s’est fracturée l’épaule mais surtout qui était allergique aux analgésiques. Son drame est que son assureur a décidé unilatéralement qu’elle était censée être rétablie, fraiche et pimpante au bout de 16,6 jours… Il a donc arrêté de payer les soins au bout de 17 jours, parce que bon, il est magnanime, mais pas trop

Gros problème, son dossier médical montrait que Frances, sous le coup de grosses douleurs, ne pouvait pas s’habiller seule, aller aux toilettes ou même pousser un déambulateur sans aide.

Si finalement un juge a conclu que la décision de l’assureur était « au mieux, spéculative » et que des milliers de dollars étaient dus à Mme Walter pour plus de trois semaines de traitement, elle a dû se battre et avancer les frais…

Il s’agit de l’illustration, certes un peu « pathos », d’un phénomène qui provoque de plus en plus d’interrogations aux USA : Des assureurs américains utilisent des algorithmes sensés prédire le temps de prise en charge nécessaire pour les patients et refusent systématiquement de payer au-delà

Un peu de contexte : quand Medicare devient un eldorado assuranciel

Très loin de moi l’idée d’affirmer que je maitrise les rouages du système de santé américain. Mais j’ai pris le temps d’effectuer quelques recherches qui vous éclaireront.

Medicare est un programme national d’assurance maladie, lancé en 1965 qui fournit principalement une assurance maladie aux Américains âgés de 65 ans et plus. En 2022, on parle de 60 millions de personnes (et d’un budget de 776 Milliards de Dollars en 2020).

A l’intérieur de Medicare, il est possible de choisir Medicare Advantage, programmes délégués à des assureurs privés qui reçoivent un montant fixe de Medicare par bénéficiaire. Ils présentent l’avantage de tableaux de garantie souvent plus complets, car ils peuvent faire varier les prestations génériques de Medicare classique. Techniquement, ils sont tenus d’offrir une couverture qui respecte ou dépasse les normes fixées par Medicare classique MAIS pas de couvrir toutes les prestations de la même manière.

Grosso modo, les plans Medicare Advantage fonctionnent avec des réseaux de prestataires limités et ils prévoient généralement un plafond annuel de dépenses. Pour 2022, on parle de 31 millions de bénéficiaires…Et c’est un marché qui semble de plus en plus intéressant pour les assureurs américains…qui cherchent néanmoins à contrôler les coûts.

Vous voilà un peu plus compétent en matière de « sécurité sociale américaine »

Quand un républicain fait de l’Obamacare le point de départ de notre histoire

En 2010, est votée la Patient Protection and Affordable Care Act, soit la loi sur les soins abordables…autrement connue comme « Obamacare ». Elle introduit une notion très importante : finit de payer les prestataires après la réalisation des soins, ils perçoivent une somme forfaitaire en amont

L’objectif :  utiliser moins de ressources pour obtenir de meilleurs résultats. Pourquoi donc me direz-vous ?

Je ne vous apprends sans doute pas que les systèmes de santé américain ne sont pas connus pour être le plus efficace au monde pour leur ratio dépenses / qualité des soins. Mais, a priori, le coût de prise en charge des soins de suites opératoires des patients âgés focalisaient des débats d’experts :

  • Les maisons de retraite auraient accumulés des marges bénéficiaires considérables en gardant les patients le plus longtemps possible, facturant parfois à l’assurance maladie des soins qui n’étaient pas nécessaires (NDR : c’est mal)
  • Des experts affirmaient que ces patients étaient souvent mieux servis à domicile.

On ne tranchera pas cette question mais toujours est-il, que Monsieur Scully, un ancien du gouvernement Bush, y voit une opportunité… . En particulier, il pointe un souci financier assez classique dans les soins de suite

« J’adore les maisons de retraite, mais de nombreux patients sortaient de l’hôpital et passaient 20 jours dans une maison de retraite de l’État de Washington« , car c’est ce que permettaient les règles de Medicare »

Il repère une petite entreprise appelée SeniorMetrix qui dispose de compétences d’analyse data…et notre histoire peut prendre son envol.

Les miracles du capitalisme américain

Pour racheter SeniorMetric, il avait fait un chèque de 6 millions de Dollars, c’est notre 1ere transaction et valorisation. Une fois propriétaire, il rebaptise la boite NaviHealth. Il se dit qu’il faut être un peu musclé, il organise un golf avec quelques amis et lève 50 Millions de Dollars. C’est la deuxième transaction (et oui, le coup de golf est une pure invention). Avec cet argent frais, il propose un modèle plus robuste. Le produit phare, « nH Predict » génère les prédictions suivantes :

  • Evaluation de la mobilité et des capacités cognitives du patient,
  • Besoins médicaux,
  • Durée estimée de son séjour et donc date prévue de sa sortie

Données en entrée :  rien de fou, le diagnostic, l’âge, la situation de vie et la fonction physique d’une personne…Mais le génie, c’est que dès le début, NaviHealth est allé voir les différents assureurs avec un modèle économique assez simple : Laissez-nous gérer tous les aspects des soins prodigués à vos membres pendant les 60 à 90 jours qui suivent leur sortie de l’hôpital, et nous partagerons avec vous toutes les économies réalisées.

Dès 2015, NaviHealth gérait les soins post de plus de 2 millions de personnes, travaillait avec 75 hôpitaux et cliniques dans un contexte où les dépenses en soins post représentaient 200 milliards de dollars par an. C’est à cette date que M Scully sort et vend Navihealth 410 millions de dollars.

3eme valorisation, 3 ans plus tard, 4eme transaction et valorisation :  en 2018, une société de capital-investissement, Clayton, Dubilier & Rice, se chauffe, et décide de mettre sur la table 1,3 milliard de dollars. Enfin, en 2020, c’est la consécration, c’est United Health qui s’énerve.

Alors United, pour ceux qui l’ignore, c’est 285 milliards de dollars de CA par an, 380 000 salariés…en gros, à part Ping An, personne n’est dans leur division…. Je fantasme un peu, mais j’imagine qu’à la division M&A, un deal en dessous de 100 millions de Dollars, bon, c’est le stagiaire ou chatGPT. Du coup, BIM, BAM, BOUM, 5eme et dernière transaction 2,5 Milliards de Dollars

En synthèse, en 10 petites années, on passe de 6 millions à 2,5 Milliards de Dollars.

Autant vous dire que même Warren Buffet est dépassé…Franchement, on pourrait même croire que c’est une anecdote d’Oussama Amar… . Et pourtant, si Navihealth est le leader, elle n’est pas du tout la seule entreprise de ce type. En réalité, c’est toute une industrie qui s’est développée…

Toujours avec le même schéma…à la fin, ce sont les assureurs eux-mêmes (Elevance, Cigna et CVS Health,) qui ont fait des acquisitions pour posséder la compétence en interne. Cela donne évidemment le niveau stratégique de ces outils dans le modèle éco…(et cela interroge sur la suite car ils ont été, a priori, développé avant l’ère GPT).

Autres éléments de réflexion, quand on finance 2,5 milliards de dollars sur un outil, j’imagine que les Board ou Comex s’attendent à un sacré retour sur investissement…Je dis ça…

Comment ça marche (Big Up Michel Chevalet)

Du coté des assureurs, la communication est millimétrée (et minimaliste). Les algorithmes se situent au début du processus et se positionnent comme un conseil pour fournir des soins personnalisés et de meilleurs résultats. Ils sont présentés comme « suggestifs »

Les assureurs américains expliquent que leurs décisions concernant les prises en charge sont basées sur leurs tableaux de garanties et les critères obligatoire de Medicare.

Navihealth, de son coté, présente son outil comme un « guide pour nous aider à informer les prestataires, les familles et les autres soignants sur le type d’assistance et de soins dont le patient peut avoir besoin dans l’établissement et après son retour « à la maison »

Mais malheureusement pour les assureurs, il y a les associations de patients. Des associations qui affirment :

  • Que les Algorithmes font des recommandations qui ne tiennent pas compte de la situation personnelle du patient et notamment de son évolution de santé (évidemment lorsque c’est défavorable)
  • Que ces recommandations s’éloignent dans un nombre conséquent de cas des obligations Medicare
  • Que « Bien que les entreprises affirment que l’algorithme est suggestif, il finit par devenir une règle stricte que les prestataires des soins essaient vraiment de suivre« , évoque David Lipschutz, directeur associé du Center for Medicare Advocacy,

STAT égrène plusieurs cas qui semblent a priori très choquant :

  • Des patients souffrant de complications liées à un accident vasculaire cérébral et nécessitant les soins de plusieurs spécialistes se voyaient refuser des séjours dans des hôpitaux de réadaptation,
  • Des amputés se voyaient refuser l’accès aux soins censés les aider à se remettre de leurs opérations et à apprendre à vivre sans leurs membres,
  • Des patients en soins palliatifs qui doivent les financer par eux même.

« Nous accueillons des patients qui vont mourir de leur maladie dans un délai de trois mois et nous les forçons à s’engager dans une procédure d’appel du refus de la prise en charge qui peut durer jusqu’à deux ans et demi » « Ce qui se passe, c’est que l’appel dure plus longtemps que le bénéficiaire » précise Chris Comfort, directeur général d’un établissement de soins palliatifs situé dans le Bronx.

Bien que STAT ne fournisse pas d’études, on peut raisonnablement émettre l’hypothèse, que dans un certain nombre de cas, cette politique a influé sur l’espérance de vie de tel ou tel patient.

Le cœur du sujet, le manque de transparence

Que les assureurs utilisent des algorithmes prédictifs pour maitriser les coûts semble être dans l’esprit de la loi (en tout cas de ce que j’en ai compris) mais le manque de concertation parait peu compréhensible du point de vue patients. D’abord, ces algorithmes et leurs modalités de calculs ne sont pas règlementés, ce qui est très surprenant.

NaviHealth n’a publié aucune étude scientifique évaluant les performances de son algorithme nH Predict dans le monde réel. Et dans la mesure où elle teste ses performances en interne, les résultats ne sont pas rendus publics.

Aparté : dans le cadre européen, je pense que ces dispositifs, qui modifient des plans de traitements, seraient considéré comme des dispositifs médicaux et devraient être réglementés comme tel…ce qui limiteraient peut-être les problèmes…Amis juristes, si vous avez un avis sur le sujet, vous êtes les bienvenus (si possible avec des mots que les simples humains peuvent comprendre)

Ensuite, les critères semblent appliqués strictement, sans grande personnalisation autre que de limiter les couts :

  • « NaviHealth n’approuvera pas les soins infirmiers qualifiés si vous vous déplacez sur une distance d’au moins 15 mètres. Peu importe que vous viviez seul(e) ou que vous ayez un mauvais équilibre« , évoque Christina Zitting, directrice de la gestion des cas pour un hôpital communautaire de San Angelo
  • Même les patients qui obtiennent l’autorisation de se faire soigner en maison de retraite doivent tenir compte des algorithmes.

Dans le cadre de l’assurance maladie traditionnelle, les patients qui passent trois jours à l’hôpital ont généralement droit à un maximum de 100 jours dans une maison de repos. Mais selon Christine Huberty, une avocate spécialisée, les patients de Medicare Advantage qu’elle représente restent rarement plus de 14 jours dans une maison de retraite avant de commencer à recevoir des refus de paiement.

Enfin, la « dérive » des refus semble bien être un fait avéré puisqu’un examen par les inspecteurs fédéraux des refus effectués en 2019 a révélé que les assureurs privés s’écartaient à plusieurs reprises de l’ensemble des règles détaillées de l’assurance-maladie.

 Où en sommes-nous ?  Une situation figée et délétère

Pour se protéger, les assureurs américains refusent de révéler quoique ce soit. Par exemple, Security Health Plan, l’assureur de Frances Walter, n’a pas voulu répondre aux questions de STAT en invoquant la loi sur la protection de la vie privée (HIPAA)

Les médecins, directeurs médicaux et administrateurs d’établissement de santé expliquent dès lors qu’ils ont demandés des explications sur les refus, les assureurs ne répondaient pas pour des « questions de propriété ».

Toujours est-il qu’il existe une crispation puisqu’entre 2020 et 2022, le nombre de recours déposés pour contester les refus de Medicare Advantage a augmenté de 58 %, avec près de 150 000 demandes de révision d’un refus déposées en 2022. Cela ne tient pas compte de ceux qui  n’ont pas les moyens de contester et représente grosse masse, 0,5% des bénéficiaires.

La majorité des litiges portent sur l’autorisation préalable

En décembre, les responsables fédéraux de Medicare ont proposé de nouvelles règles selon lesquelles les assureurs Medicare Advantage ne peuvent pas refuser la couverture « sur la base de critères cliniques internes, exclusifs ou externes qui ne figurent pas dans les politiques de couverture traditionnelles de Medicare ». Les assureurs devraient également créer un « comité de gestion de l’utilisation » chargé d’examiner leurs pratiques chaque année.

Mais même ces propositions permettraient aux compagnies d’assurance de « créer des critères de couverture internes », à condition qu’ils soient « basés sur les preuves actuelles des directives de traitement largement utilisées ou sur la littérature clinique accessible au public ». Quelque chose me dit que l’histoire est loin, très loin d’être terminée

ET Maintenant (que vais-je faire – blague de mélomane)

C’est enfoncer une porte ouverte que de dire que les assureurs américains n’apparaissent pas sous un jour glorieux dans cette enquête. Mais très Loin de moi l’idée d’avoir une vision caricaturale des choses,

  • Il faut être prudent, l’article utilise tous les trucs et astuces des spins doctors (personnalisation, mise en avant d’un cas extrême qui n’est pas forcément la norme, …). Il manque juste une « Elise Lucet Like » poursuivant M Scully dans un restaurant micro à la main,
  • Qu’on le veuille ou non, la santé aux USA est un business qui se doit d’être rentable (même si cela ne garantit pas le moins du monde d’avoir un système de soins efficace…). Pour vous en convaincre, vous pouvez apprendre comment l’omniprésence du fax coûte 265 Milliards par an au système de soins américain … (voir le lien ici)
  • Enfin, nous manquons de données pour objectiver cette dérive, d’autant que l’article fait clairement mention du fait qu’avant l’ObamaCare, il existait une forme de surconsommation de soins qui était globalement systématiquement égale au maximum légalement possible

Pour autant, il y a quand même un faisceau de questions soulevées par cette enquête qui poussent à penser que l’on est peut-être en présence du syndrome

« Vas y Roger, pousse un peu les Algos pour qu’on économique un peu plus » (le tout avec Bienveillance et dans le respect des politiques de RSE)

A la lecture, il me semble difficilement possible pour nos amis de poursuivre la posture de « Je fais ce que je veux avec mes algos » parce que GPT et surtout Bing commence à ouvrir la porte à la transparence (relative) des algos

Et pour la même raison, il me semble tout à fait illusoire de penser que les assureurs américains vont cesser ce type de pratique, la prédiction et le recours aux IA étant LE sujet des prochaines années…

Est-ce que l’on pourrait voir ce genre de pratique arriver en France et en Europe…disons qu’aussi frontalement, cela me parait peu réaliste… . Toutefois, et même si les européens sont dans une tendance de refuser ces outils et de les réglementer (mais quelle surprise !) :

  • Il sera de plus en plus tentant d’y recourir, sur des sujets de fraudes la frontière est tenue…
  • C’est vraiment ne pas comprendre la folie de ces nouveaux outils que de penser que l’on pourra les contenir hors d’Europe
  • Enfin, tous les gouvernements européens cherchent à optimiser les systèmes de soins, dans un contexte de vieillissement des populations

Il sera néanmoins très intéressant de voir :

  • Comment le gouvernement américain et la justice américaine vont faire évoluer ces pratiques ?
  • Si ces mécaniques vont débarquer en Europe et sous quelles formes ?

En tout cas, je serais fort intéressé d’avoir vos commentaires, sentiments, sujets connexes à aller voir, et pourquoi pas vos insultes (après tout, si à 50 ans on n’a pas de « haters » est le nouveau si à 50 ans on n’a pas de rolex…)

L’auteur : Frédéric Panchaud, spécialiste des enjeux de transformations digitales sur le secteur Healthcare (depuis les établissements de santé jusqu’aux complémentaires santé). En parallèle, il est l’une des « voix » du secteur sur les réseaux sociaux (25 000 followers sur Linkedin et sur Twitter). Il y réalise une veille technologique et il produit de nombreux contenus originaux accessible en le suivant sur LinkedIn.

Laissez un commentaire

Saisissez votre commentaire ici!
Veuillez entrer votre nom S.V.P